Page 45 - C'est la Faute aux Oiseaux
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Patins cassés, poutres cassées, flambage des mats sont monnaie courante sur la petite pente. Les
planeurs de ce secteur sont indéfiniment rafistolés et renforcé de tous côtés, les patins sont blindés
et il est tout à fait hors de question de faire voler ces engins autrement qu’au ras du sol.
Lorsqu’une casse digne de ce nom se produit, les stagiaires forment le cercle de la honte autour
du maladroit malchanceux qui est armé Chevalier de la Peau de Tortue.
L’impétrant met genou à terre, on lui passe autour du cou un collier fait de l’écaille des tortues
qui ne manquent pas dans nos montagnes et une épée flamboyante, faite de contreplaqué-alu, lui
touche les épaules au milieu de hurlements abominables.
Je vois encore les stagiaires en goguette défiler à la Banque d’Algérie, sous de facétieux prétextes,
pour s’assurer de ce que mon excellent ami Maurice Garbès porte bien le collier de l’ordre après
un jour de sombre malchance, ils en sont pour leurs frais ! Dignement installé à son poste de
caissier principal, Maurice Garbès porte bel et bien son collier de l’Ordre de la Peau de Tortue !
La règle est que le malchanceux conserve son collier, sans jamais l’enlever, jusqu’à la casse sui-
vante qui implique son transfert selon les mêmes rites au nouveau Chevalier de la Peau de Tortue.
Les meilleurs planeurs sont réservés au vol dynamique sur la grande pente, ils sont l’objet de
soins particuliers.
Le premier lancer sur la grande pente est le jour J, très attendu de chaque stagiaire, très attendu
mais non sans une certaine angoisse qui se transforme parfois en angoisse certaine !
Ce jour J arrive inéluctablement, alors les moniteurs se mettent à pétocher eux aussi, ils pétochent
dignement mais ils pétochent tout de même.
Bien sanglé dans un planeur qui a été amené face au trou, l’élève commence à ressembler à un
pilote, les métamorphoses sont chose bouleversante ! Il a confiance en nous, il a confiance en lui,
il a confiance en son planeur, il veut enfin voler vraiment, mais tant qu’il ne l’aura pas fait il ne
sera pas certain d’être capable de le faire.
C’est son problème !
Bien souvent, je dois interrompre le chapelet des recommandations superflues que se mettent à
débiter les moniteurs comme s’ils voulaient retarder une exécution capitale !
– Tout est en ordre, la pente porte bien.
– Regarde droit devant toi la ligne d’horizon et rien d’autre.
– Allez-y vous autres… quinze pas et courir !...
Et le planeur gicle en vertu du principe que nous sommes tous là pour ça. Le planeur est toujours
rentré sans histoire parce que la préparation était excellente et que tout ce qui était sérieux était
traité avec le sérieux le plus extrême et le plus rigoureux.
Ces planeurs giclés sur la petite pente à la cadence de cent lancers par jour, cela veut dire de
puissants sandows cent fois tendus à bras et des planeurs cent fois remontés à bras depuis le bas
de la petite pente jusqu’à son sommet.
Et lorsque le gong de la grande pente résonne pour signaler un planeur en train de se faire les-
siver, c’est toujours à bras qu’on se dispose à le remonter du bas de la grande pente jusqu’à son
sommet. On s’endort sans peine le soir au Djebel-Kallel !
Les orages ne sont pas nos amis, il arrive que des entoilages de planeurs soient complètement
déchiquetés par la grêle et même que des nervures soient brisées.
Une fichue nuit, courant d’une tente à l’autre, il me faut réveiller tout le monde, je sens que le
front de l’orage va passer sur le Djebel-Kallel.
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