Page 41 - C'est la Faute aux Oiseaux
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Si ce phénomène est d’une grande régularité, il n’en subit pas moins quelques fois les caprices du
sirocco qui refoule la brise de mer et rend tout vol impossible. C’est justement ce qui se produit
en ce samedi de la première tentative de vol.
Heureusement, le bon vin de Mascara ne manque pas et un pique-nique d’une centaines de per-
sonnes tourne vite à la fête, tout le monde rentre en ville tard le soir, très content d’une bonne
journée de plein air… et pas du tout convaincu du bien fondé de mon entreprise. Les Compagnons
de France organisent un feu de camp et assurent la garde du planeur jusqu’au lendemain.
Ce lendemain arrive et un premier souffle de vent passe sur la pente vers midi, à quatorze heure
un vent bien régulier est établi. Jamais de ma vie je n’ai décollé un planeur au sandow et je n’ai
jamais non plus pratiqué le vol de pente, jamais de leur vie les Compagnons de France n’ont vu
un planeur avant cette fin de semaine. C’est une grande rigolade ou les paris vont bon train :
– Oui ou non les vieux sandows vont ils péter sous la traction qu’on va leur imposer ?
– On ne va pas tarder à le savoir.
Le planeur est amené face au vent en bordure de la grande pente et je m’y installe, un équipier
de bout d’aile tient le planeur en équilibre sur son patin d’atterrissage, deux équipes de quinze
équipiers chacune saisissent les cordes à nœuds en bout de sandows prêtes à exercer la traction
de lancement, j’ai une totale confiance en mes Compagnons de France qui, pour l’instant, cha-
hutent et se bousculent dans le vent car ils savent faire en rigolant des choses sérieuses et ils les
font très bien.
Je lève le bras et les voici soudain attentifs et tendus :
– Compagnons attention : Quinze pas fermes et courir !
– Un, deux… quatorze, quinze. Courez ! larguez !
Les vieux sandows tiennent, le planeur fonce face au trou et décolle, je passe à un mètre au des-
sus des Compagnons qui courent encore en agitant leurs bérets et je passe en avant de la pente
sur virage à gauche. Je sens vivre le planeur dans les rafales de vent. Consultés, les instruments
confirment : vitesse 50 kilomètres à l’heure et un bon mètre second en montée. Ça marche, c’est
gagné ! Je vire à droite sur 180° et je commence à survoler pour la première fois les six kilomètres
de la chaîne, à chaque tronçon de cinq cent mètres une équipe de Compagnons entretient une
épaisse fumée pour matérialiser l’écoulement du vent sur le profil et aider à bien comprendre le
fonctionnement du système aérodynamique dans ses moindre détails.
Par instant, le vent faiblit et il me faut racler la pente pour éviter de me faire lessiver et d’être obligé
de me poser au pied de la pente. Mal réglé, le planeur penche à gauche et le tenir me donne des
crampes douloureuses. Des aigles magnifiques font du vol de pente aux côtés de l’Avia 32 E mais
volent moins vite que le planeur. Ils semblent être ni impressionnés, ni hostiles. Ils me regardent
passer de leur grand œil gris au regards franc et direct. Ce compagnonnage des planeurs et des
aigles du Djebel-Kallel deviendra une habitude de chaque jour et il sera courant d’entendre les
pilotes interpeller les aigles ou les invectiver pour obtenir le passage sans perdre d’altitude. Au-
cun incident ne se produira jamais du fait de nos frères les aigles. Bien souvent nous les suivrons
très en avant de la pente sur les ascendances thermiques qu’ils détectaient bien mieux que nous.
Après trois heures de vol, je passe sous le vent de la chaîne, dans la zone ou j’ai localisé un écou-
lement laminaire, sans rouleaux ni rabattants, et je vais me poser près de la remorque du planeur
où se sont groupée tous les déçus de la veille rameutée par les Compagnons de France, le vol de
ce jour est archiconcluant et efface la déconvenue de la veille, tout le monde en convient joyeu-
sement. La procession du retour est plus gaie encore que celle de l’aller.
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