Page 21 - C'est la Faute aux Oiseaux
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si manifestement heureux, que je peux bien envisager de serrer les fesses pendant quelques mi-

        nutes pour leur offrir le périlleux spectacle demandé avec tant d’ardeur, après tout, ça peut très
        bien se passer.
        Plein complété, moteur remis en route, je décolle, volontairement cette fois, et commence à grim-
        per avec la ville à 90° sur ma droite. Bien entendu, je me retrouve dans la situation précédente :
        pied à fond à droite et l’avion tenant le cap. La solution s’impose dans sa simplicité : je fais un

        prudent changement de direction de 270° par la gauche et voici la ville devant moi, légèrement
        sur ma gauche, bien entendu. Bêtement plus je prends de l’altitude... et moins je me sens à l’aise :
        un mauvais pressentiment, que je reconnais bien, commence à me compliquer sérieusement
        l’existence. Je persiste cependant et longe les remparts de la ville sur un premier tiers environ de
        leur pourtour. Mais soudain, je n’y tiens plus, quelques choses se déclenche dans ma tête et je vire
        carrément à gauche pour revenir sur mes pas, pour arrêter cette ânerie qui me pèse décidément trop.
        Et, pas plus tôt le virage entamé, le moteur s’arrête. Il ne vibre pas, il ne tousse pas, il ne se produit
        pas l’un de ces mille signes précurseurs des embêtements de ce genre : il s’arrête, brusquement,

        tout bêtement, sans prévenir. Je constate immédiatement que ça va nettement mieux en ce qui
        concerne le contrôle autour de l’axe de lacet : le couple moteur disparu, l’avion répond bien au
        pied. Par contre, ça se gâte nettement en ce qui concerne le contrôle de l’axe de tangage : l’avion
        s’engage en piqué assez prononcé et se stabilise fâcheusement sur cette forte pente sans que je
        puisse le redresser. Plus tard on me dira que l’axe de traction de l’hélice était positif de quelques
        degrés, c’est la disparition brutale de la traction selon cet angle qui cause le comportement présent
        si peu compatible avec la bonne marche de mon affaire.

        Les perspectives, pour moi, sont d’un grand dépouillement. Droit devant, face au capot de l’avion,
        se présentent les chenaux du vaste toit de l’EPS des jeunes filles avec, au-dessus, la belle pente
        des tuiles roses, de part et d’autre, s’élèvent des immeubles. Mais je sais que, derrière le toit de
        tuile, il y a les remparts de la ville puis le champ d’oliviers de mes amis Mercier. Je ne puis en-
        visager d’émouvoir exagérément les demoiselles ou, pire encore, de leur faire courir un risque
        non négligeable. Il faut tout tenter pour sauter le toit… tout en connaissant parfaitement la suite
        réservée à ce genre de manœuvre. Je rends la main pour amener le capot de l’avion à mi hauteur
        de la belle façade blanche, j’augmente ainsi la pente de descente et obtient un badin bien joufflu,
        puis je tire sec et, hop, je saute. C’est passé de justesse, mais enfin, c’est passé ! Bien entendu,

        ça décroche maintenant de partout, plus une gouverne ne répond, les oliviers et la terre rouge
        montent à toute vitesse et je percute la planète dans un énorme bruit de fin du monde.
        Dieu sait comment, je me retrouve debout à dix mètres d’un tas de choses éparpillées qui furent un
        petit avion, sans serre-tête, sans lunettes, la combinaison de vol en charpie, couvert de poussière
        rouge, comme roué de coups, mais sans la moindre égratignure ! Le phénomène semble encore
        plus bizarre en constatant que les tubes d’acier composant le train d’atterrissage sont passés à

        travers la carlingue, à hauteur du siège pilote, comme font les sabres du prestidigitateur qui en-
        ferme la dame dans une malle après l’avoir ficelée tel un saucisson. Il faut croire que j’avais déjà
        entrepris mon petit vol plané individuel car, sans cela, il est bien clair que j’y avais droit.
        Depuis la plaine on a suivi cette fâcheuse aventure et tout le monde remonte bien vite tandis que
        la ville sort des remparts y compris les agents, les pompiers, les gendarmes, monsieur le maire,
        monsieur le sous-préfet, et, à tout hasard, Monsieur le curé ! Ce fut finalement une fâcheuse ri-
        golade et mes amis Mercier ne me tinrent pas rigueur pour quelques oliviers ébranchés.

        Bien entendu, fort de l’expérience acquise, Eugène Jamme met immédiatement en chantier un
        nouveau petit aéroplane pendant que je retourne à mes occupations ordinaires.

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