Page 29 - C'est la Faute aux Oiseaux
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Une plaisanterie technico-administrative
Le 26 septembre 1933, je me présente à l’aérodrome de Paris-Guyancourt pour prendre livraison
du Caudron Phalène F-AMMS. Mon excellent ami Raymond Delmotte, chef-pilote de la maison
Caudron, me montre ce bel avion rouge-alu et noir qui a de l’allure avec ses roues soigneusement
carénées, son hélice métallique et son prestigieux moteur Hispano-Suiza. L’appareil paraît être
en effet disponible conformément aux termes de la lettre adressée à l’Aéro-club de Mascara par
la Société Anonyme des Avions Caudron.
En fait, Delmotte me semble assez embarrassé et pas du tout pressé de faire mettre l’avion en
piste. Il finit par m’avouer qu’un petit détail reste à régler mais que c’est l’affaire d’un instant. Il
suffit que nous allions à Issy-les-Moulineaux et que soit mesurée la garde de l’hélice, rien ensuite
ne s’opposera plus à ce que je signe la prise en charge mettent l’avion à ma libre disposition.
Si tôt dit, sitôt fait, l’avion étant toujours sous la responsabilité de Caudron, Delmotte le pilote
jusqu’à Issy-les-Moulineaux. Ce court vol me permet cependant de noter une excellente pente de
montée, une vitesse de croisière voisine de 180 km/h, toutes choses convenables pour un avion de
ce type. Dès l’atterrissage à Issy-les-Moulineaux l’avion est poussé dans le hall de l’usine Cau-
dron ou les blouses blanches l’attendent pour mesurer la garde de l’hélice sous la haute autorité
de deux ingénieurs du Service technique aéronautique (STAé).
Qu’est donc que la garde de l’hélice ? dans le cas de mon hélice à deux pales, si je la place verti-
calement, c’est tout bêtement la distance séparant du sol l’extrémité de la pale basse. À première
vue, on ne voit pas pourquoi une telle mesure serait difficile à prendre. Eh bien, en la matière,
tout dépend de l’épaisseur du brouillard et de la vitesse du vent, comme on va le voir.
Bien entendu, il faut d’abord mettre l’avion en ligne de vol. Pas une ligne de vol à peu près, plus
ou moins pifométrique, non il fallait définir très exactement la ligne de vol idéale, scientifique et
calculée. Cela n’a l’air de rien, mais c’est toute une affaire !
On commence par soulever la queue de l’avion et on la pose sur un tréteau dont la hauteur est
choisie pour obtenir la ligne de vol pifométrique. Ensuite on joue du niveau à bulle, de la règle
et du fil à plomb à la recherche de la ligne idéale, scientifique et calculée qu’on tâche de figer au
moyen de petites cales habilement glissées sous la queue de l’avion. Après deux bonnes heures
de laborieuse agitation les distingués ingénieurs du STAé semblent assez satisfait de la ligne de
vol obtenue et je pense bêtement qu’ils vont enfin procéder à la mesure de cette fameuse garde
de l’hélice. Mais alors ils font remarquer que l’avion n’est pas à pleine charge, on s’en doutait un
peu, mais voilà que ça devient officiel ! Il faut attendre une semaine seulement pour que des petits
sacs de grenailles, soigneusement pesés et judicieusement répartis, amènent l’avion aux 1 100 kg
de sa pleine charge, dont 110 kg sur sa roulette de queue, le tout contrôlé par trois balances. Bien
entendu, il y avait lieu de jouer à nouveau du niveau à bulle, de la règle et du fil à plomb.
En fin de la dixième journée on semblait tout de même approcher du but, mais alors les ingénieurs
du STAé s’avisèrent de faire dégonfler les deux pneus parce que, après tout, c’est un cas de figure
qui pourrait se produire. Aussi sec, on rajoute du niveau à bulle, de la règle et du fil à plomb. Mais
les amortisseurs peuvent se dégonfler puisqu’ils sont oléopneumatiques, on dégonfle donc les
messiers qui en profitent pour cracher leur liquide un peu partout et on remet ça au niveau à bulle,
de la règle et du fil à plomb. Un véritable festival de ces instruments passionnants !
Le douzième jour, alors qu’ils sont à quatre pattes sur le sol, prêts à mesurer la garde de l’hélice,
les ingénieurs du STAé se relevèrent, la plus extrême perplexité se lisait sur leurs beaux visages
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