Page 35 - C'est la Faute aux Oiseaux
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L’avion est rapidement ramené dans l’axe de la trouée, face au vent, les gaz sont réduits à fond.

        Alea jacta est, disaient les Romains. À Dieu vat, disent les Marins. Les pilotes n’ont pas le temps
        de dire grand-chose, mais ils n’en pensent pas moins !
        Arrondi, pallier, le manche suspendu au plafond vient en butée arrière et l’avion touche trois
        points. Freins, l’avion cahote un peu et s’immobilise. Au sol, il fait complètement nuit. Cette fois
        encore, c’est gagné.

        Je suis accompagné de la plus charmante des passagères, une de mes tantes, qui s’amuse énor-
        mément à suivre les aventures aéronautiques de son jeune neveu. Elle est très belle et d’une rare
        élégance quelque soient les endroits, souvent impossibles, ou je la convie à faire escale. Elle est
        d’une humeur toujours également gaie, même dans la pire adversité, et nous nous entendons
        merveilleusement bien.

        Tout est mouillé dans ce champs où l’herbe est assez haute. Je m’affaire autour de l’avion, en
        jouant de la lampe de poche, pour assurer la sécurité au sol : éclisses bloquant toutes les gouvernes,
        piquets divergents enfoncés au marteau à l’aplomb des points d’amarrages, cordes de bon coton
        bien tendues, housses moteur bien fixées, cales aux roues. En une petite demi-heure l’opération
        parking est achevée.

        J’explique à ma passagère qu’un petit bois doit se trouver devant nous, que derrière ce petit bois
        j’ai repéré un chemin conduisant au village estimé à deux kilomètres. Comme la lampe de poche
        n’éclaire guère plus de trois mètres, la promenade peut demander un peu de temps et les bagages
        sont laissés dans l’avion bien fermé.
        Nous avançons au pifomètre vers le petit bois lorsque soudain, des lumières zigzaguent entre
        les arbres et progressent dans notre direction : Elles semblent hautes au dessus du sol. Nous en-
        tendons alors une galopade effrénée et nous sommes bientôt entourés de nombreux cavaliers la

        torche ou le fusil au poing.
        Habillés de peaux de mouton et portant d’étranges coiffures de fourrure, ces messieurs n’ont
        pas l’air commode du tout, ils parlent d’abondance et semblent nous invectiver en une langue
        incompréhensible que, par simple déduction, je suppose être du roumain courant et populaire.

        À vrai dire je suis assez perplexe sur la conduite à tenir lorsqu’une idée quasi géniale me traverse
        l’esprit.
        Pointant le doigt vers l’avion invisible, je répète d’une voie forte :

        – CIDNA, France !
        CIDNA n’est pas exactement un mot magique, France non plus, d’ailleurs, mais l’un et l’autre
        pouvaient en tenir lieu dans le cas particulier (la CIDNA, Compagnie internationale de naviga-
        tion aérienne, est une compagnie desservant l’Europe Centrale. Elle sera une des composantes

        d’Air France)
        Sans doute un seul des deux eut-il suffit si je n’avais pas un peu douté, mais tout le monde sait
        que Moïse lui même a frappé le rocher deux fois… alors !
        L’effet est immédiat : sautant de leurs chevaux et hurlant Vive la France ! pas du tout en roumain,

        ils me donnent des bourrades et des tapes dans le dos tout en s’extasiant devant ma jolie tante
        qui fait en souriant sa présentation haute couture champêtre à la lumière des torches. Ravissant !
        Et l’instituteur arrive. Lui roule en carrosse, revêtu d’une redingote et coiffé d’un chapeau melon
        du meilleur effet. Il parle le français de Monsieur Arouet, bien mieux que je puis faire, mais en
        le truffant d’une extraordinaire collection d’imparfait du subjonctif.



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